Par Fernanda Pérez Gay Juárez
Dans une conférence marquante livrée à Cambridge en 1959, le célèbre physicien et romancier C.P. Snow a souligné avec regret la division entre «Deux Cultures » : les arts et les sciences. Il soutenait que la société occidentale moderne se divise dangereusement entre deux groupes d’intellectuels opposés qui ont presque cessé de communiquer. Soixante ans plus tard, notre système d’éducation nous pousse à choisir entre les sciences humaines ou les sciences pures, et ce à un très jeune âge. Ce choix professionnel précoce nous prive d’une grande partie des ressources éducatives auxquelles nous avons accès pour concentrer notre apprentissage vers un seul domaine d’étude, laissant peu de place au travail multidisciplinaire.
Fondée en 2016 par le neuroscientifique et graphiste Dr. Cristian Zaelzer, l’initiative Convergence - Perceptions of Neuroscience vise à réunir ces deux disciplines que sont les Arts et la Science. Dans les deux années suivant son inauguration, Convergence a développé un partenariat avec le programme en réparation du cerveau et neurosciences intégratives (RCNI) de l’institut de recherche du centre universitaire de santé McGill (IR-CUSM), la faculté des beaux-arts de l’université Concordia et l’association canadienne des neurosciences (ACN). Ce partenariat est supporté par le IR-CUSM, la fondation de l’hôpital général de Montréal, le programme en neurosciences intégratives de l’université McGill et la Visual Voice Gallery. Le travail collaboratif entrepris par Convergence a permis de mettre en place des stratégies pour bâtir des liens entre les arts et la science. Notons parmi celles-ci des visites de laboratoires et de galeries d’art, des conférences art-et-science présentées par des artistes et ainsi que des événements de sensibilisation à la science.
L’élément central de l’initiative consiste au développement d’un cours DART offert à la faculté des beaux-arts de l’université Concordia. Ce cours, DART461, fut conçu pour favoriser la collaboration entre des étudiants en beaux-arts de Concordia et des étudiants en neurosciences de McGill. Dans un cadre « d’engagement bidirectionnel », les étudiants de deux domaines traditionnellement séparés ont travaillé ensemble durant quatre mois afin de comprendre les projets et les méthodes de travail de leurs collaborateurs pour ensuite créer des œuvres d’art inspirées par de réels projets de recherche en neuroscience. En mai 2017, une série de trois expositions a été présentée pour conclure le projet et permettre au public d’apprécier le fruit de cette collaboration entre les étudiants artistes et neuroscientifiques. Paméla Simard, une sculptrice de bois qui a récemment complété un baccalauréat en beaux-arts à Concordia, a complété le cours en collaboration avec Hunter Shaw, candidat au doctorat dans le département de physiologie de l’université McGill et membre du programme en RCNI, Hunter étudie le système visuel de la mouche des fruits (Drosophila).
Conséquemment, les choix éducatifs entre les sciences humaines et la science pure et dure font en sorte que la plupart des gens ont l’impression de perdre contact avec la culture scientifique, et ne savent pas comment renouer avec elle. Paméla a ressenti le poids de cette séparation lorsqu’elle a commencé à travailler avec Hunter afin de comprendre son projet de recherche en neuroscience : « J’ai dû travailler avec des images que je ne comprenais pas. Hunter était très généreux pour expliquer les différentes étapes de son projet, » a dit Paméla, « mais j’étais limitée dans ce que je pouvais assimiler de ses explications, étant donné que je ne connaissais rien de son domaine. Il faisait des dessins en m’expliquant la théorie et j’ai conservé les croquis dans l’espoir de mieux les comprendre plus tard. » Entretemps, le processus artistique est entré dans l’équation pour ajouter un niveau de compréhension : l’expérience directe. Le fait de ressentir, apprécier et faire l’expérience du travail scientifique a inspiré Paméla en lui apportant une nouvelle perspective : « À force d’étudier les images du cerveau de Drosophila, je suis complètement tombée en amour avec, même si j’ai appris ce qu’elles représentaient. J’ai fait beaucoup de croquis à partir de ces images, elles devenaient de plus en plus artistiques. »
En unissant leurs talents, Paméla et Hunter ont donné naissance à une œuvre d’art remarquable inspirée par la neuroscience : il s’agit d’une installation composée de sculptures en bois laminé à la main et d’une loupe. L’histoire de leur collaboration décrit aussi la création d’un pont reliant l’exploration des similarités entre le processus de création artistique et les méthodes de recherche scientifique. La collaboration leur a permis d’apprendre à se connaître, observer le travail de l’autre et leur environnement, ainsi que, selon Paméla, reconnaître des vulnérabilités, des craintes et des doutes professionnels mutuels. « Le scientifique et l’artiste, tous deux, doutent d’eux-mêmes. J’ai appris de cette collaboration que les scientifiques se questionnent continuellement : Est-ce que cette voie que j’essaye de poursuivre de mon mieux est la bonne? Les artistes se posent les mêmes questions. »
Suite à cette collaboration, Paméla a complété son baccalauréat et déménagé dans le nord de l’état de New York afin de poursuivre une maîtrise en beaux-arts avec concentration en sculpture et en études dimensionnelles à la Alfred University. Elle ne se doutait pas que son expérience avec la recherche en neurosciences lui donnerait l’occasion d’entreprendre un autre défi de création dans la même veine. Quelques semaines après son arrivée au New York, Paméla a reçu un message du Dr. Keith Murai, directeur du programme RCNI, lui demandant de concevoir une nouvelle œuvre. « Marie St-Laurent (gestionnaire du programme en RCNI), Yvonne Gardner (assistante du programme en RCNI) et moi ont eu l’idée de faire quelque chose de spécial pour le programme en RCNI à l’institut de recherche du CUSM », a partagé Dr. Murai. « Depuis des années, on parle de replacer le vieux podium de présentation dans la salle de symposium de l’hôpital général de Montréal. On espérait pouvoir faire quelque chose de différent avec une touche unique et inspirée. Je me rappelle affectueusement de Paméla Simard et de sa belle collaboration avec Hunter Shaw pour Convergence. On l’a contactée pour lui présenter l’idée de créer un nouveau podium pour le programme. »
Paméla a été agréablement surprise par cette demande sans contraintes : « Ils étaient très confiants de me laisser créer librement. Ils m’ont juste dit qu’ils voulaient quelque chose lié à la neuroscience. C’était à la fois emballant et terrifiant. » Dans son processus de création, Paméla a fait face de nouveau aux parallèles entre les procédés artistiques et scientifiques. « Dans l’art comme dans la science, tu commences par l’observation, » dit-elle. Paméla a commencé par ramasser une collection d’images de recherche en neuroscience menée à McGill. Des images anatomiques et de microscopie ont été mises à sa disposition. Pour trouver de l’inspiration dans ces images elle est passée à la prochaine étape du processus de création : « Tu te poses des questions sur ce que tu cherches à comprendre. Pour proposer ton hypothèse et l’expérience qui te mènera à la prouver ou à la réfuter. Ma question était: comment pourrais-je créer quelque chose d’inclusif, qui représente tous les scientifiques qui travaillent dans cet institut et étudient le cerveau? Je voulais créer quelque chose qui est assez figuratif pour que le gens de l’institut comprennent de quoi il s’agit, mais aussi assez abstrait pour laisser un peu de place à l’imagination, car en science comme dans l’art, l’imagination est un concept central. »
Après l’étape de questionnement vient la planification, et puis l’expérimentation. Paméla décrit cette dernière : « C’est le processus où t’essayes des choses, tu les brises, les réassembles, déconstruis en morceaux, les mets ensemble, tu les colles, en enlèves. C’est tout ce va-et-vient entre la rupture et la création de quelque chose. » L’œuvre finale, révèle l’artiste, a été conceptualisée pour représenter les multiples « niveaux » de la recherche en neuroscience : « La première partie est surtout anatomique, après on va au niveau cellulaire, représentant les connections synaptiques, et ensuite on observe le niveau moléculaire, où ça devient de plus en plus abstrait. Pour moi, il y avait cette idée de quelque chose qui est facilement reconnaissable, une entité qui englobe le tout et devient plus complexe en voie vers l’abstrait. Cette abstraction dans le bas de la pièce, je la vois comme une représentation de nos façons de penser, qui sont partagées par les artistes et les scientifiques. »
Le dévoilement du nouveau podium de présentation a eu lieu le 23 juillet au pavillon Livingston de l’hôpital général de Montréal. À l’occasion, Paméla a fait une présentation intitulée Explorer le cerveau, un protocole artistique. Bien que le processus artistique soit achevé, la phase d’appréciation de l’œuvre ne fait que débuter, ouvrant ainsi la voie à l’interprétation et l’admiration de la pièce d’art par les scientifiques et cliniciens qui travaillent à l’institut de recherche. « J’espère que les scientifiques et médecins qui jetteront leur regard sur le podium dans les années à venir seront épatés par les images qu’ils y reconnaîtront et aussi par celles qui resteront voilées, mais qui tout de même les toucheront en quelque sorte, » a dit Paméla.
Du point de vue du Dr. Murai, la neuroscience et l’art ont plus en commun que ce que les gens reconnaissent en général. « Si on repense aux débuts des recherches sur le cerveau, » dit-il, « c’était des personnes très créatives telles que Santiago Ramón y Cajal qui s’y dédiaient. À l’époque (les années 1800 – début des années 1900), les scientifiques n’avaient pas accès à des microscopes et appareils électroniques sophistiqués comme aujourd’hui et devaient compter sur leur habileté à mettre crayon et encre sur papier pour documenter ce qu’ils découvraient. Ils devaient se fier en grande partie sur leurs talents artistiques pour communiquer et transmettre ce qu’ils observaient.» Alors que les technologies modernes et les sujets scientifiques de plus en plus spécialisés semblent avoir éloigné la quête artistique de la recherche scientifique, Dr. Murai pense que le nouveau podium de présentation rappellera aux chercheurs le pouvoir de la collaboration multidisciplinaire : « J’espère que ce projet inspirera chacun de nous à être plus collaboratif en restant unique et de penser au-delà des frontières de notre domaine. Ce faisant, la vie sera plus intéressante et nos contributions auront plus d’impact. »
Pour en savoir plus sur le travail de Paméla Simard: https://www.pamelasimard.com/
Traduction: Nicole Avakyan
Révision: Andrée Lessard
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