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  • Nicole Avakyan

Circa Diem



Par Cristian Zaelzer


GROUND débute avec des gazouillements d’oiseaux et des bruits de la nature. L’éclairage sur scène couvre les cinq danseurs d’un étonnant voile lumineux quand ils s’éveillent à leurs propres rythmes circadiens. Leur conscience émerge alors que des cycles subconscients continuent à animer leurs corps. Les danseurs alignés côte à côte rebondissent sur des trampolines, créant ainsi un battement rythmique qui imite le battement de mon cœur. Ils se déplacent de bas en haut en onde sinusoïdale, tandis que le jeu de lumières changeantes les traverse, tel le soleil à travers les saisons.


Les danseurs rebondissent rythmiquement dans GROUND de Caroline Laurin-Beaucage. Crédit: Julie Artacho.

J’ai assisté à cette interaction entre le mouvement, la lumière et le son lors de la première de GROUND et de REBO(U)ND à l’Agora de la Danse de Montréal. Ces performances de dance créées par Caroline Laurin-Beaucage s’inspirent de la neuroscience des rythmes circadiens et de l’expression physique de la gravité.


J’ai rencontré Caroline Laurin-Beaucage en 2016. Avec 44 autres étudiants et professeurs, elle a participé à l’initiative « Convergence »; un projet pilote de collaborations transdisciplinaires entre des neuroscientifiques de l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill et des artistes de la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia. Caroline est chorégraphe, professeure, et globalement – une chercheuse. Depuis longtemps, elle a été fascinée par le cerveau et la façon dont il contrôle la mécanique du mouvement corporel. Elle explore ce sujet à l’aide de la répétition, de cycles et de la mémoire. Caroline s’est retrouvée dans le projet de Convergence pour en apprendre plus sur la méthode scientifique et les domaines de recherche explorés aujourd’hui en neurosciences. Après sa participation à Convergence, elle s’est intéressée aux rythmes circadiens comme source d’exploration artistique pour tenter de répondre à certaines questions fondamentales qui la préoccupaient : « Sommes-nous vraiment maîtres de notre volonté? Et comment sommes-nous liés les uns aux autres? »


Le mot circadien est dérivé du latin circa (autour) et diem (jour). Il décrit un cycle qui se répète à tous les 24 heures (ou à peu près) et qui affecte tous les organismes sur notre planète. Ce cycle est au cœur de la chronobiologie, un domaine des sciences de la vie qui s’intéresse aux rythmes biologiques temporels (des rythmes qui se répètent à tous les jours, toutes les semaines, toutes les années, ou qui sont liés aux saisons ou aux marées). Ces rythmes sont causés par les activités (production, recyclage) de molécules spéciales appelées des « protéines-horloges ». Les rythmes circadiens contrôlent les activités métaboliques de toutes les cellules dans le corps humain et déterminent le moment où différents processus biologiques se produisent dans le corps. Le sommeil, l’état d’éveil, le stress, le contrôle de la température, la régénération cellulaire et la production d’hormones sont parmi les activités qui dépendent de ces cycles automatiques.


Dans GROUND, Caroline utilise la lumière et le rythme produit par les sauts des danseurs sur les trampolines pour introduire l’idée des rythmes quotidiens dans sa chorégraphie – une façon de voyager dans le temps. « J’ai inclus des changements d’éclairage très dynamiques, » a dit Caroline, « alors, c’est comme si on traverse le temps vraiment rapidement. » Le trampoline devient donc un outil pour changer notre perception du passage du temps.




La chorégraphie devient viscérale, l’action passe de l’extérieur du corps à l’intérieur. Mes pensées s’imprègnent dans mes organes où tout s’intensifie; j’en deviens claustrophobe. Caroline a créé un rythme incessant, un rythme qui compresse les organes, les cellules, les molécules et les réactions. L’intensité est hallucinante. Je ressens profondément ce rythme qui gouverne toutes nos actions, de la soif au sommeil, du sexe à la conscience.


Face au spectacle des rythmes circadiens et des cycles naturels, je m’interroge : où est-ce qu’on commence et où va-t-on dans GROUND? Caroline me répond ainsi : « On essaye de retrouver la toute première version de nous-mêmes, mais même si on remonte jusqu’au tout début, on n’y parvient pas, car le corps est passé par tout un processus entretemps et il ne peut pas revenir à la case de départ. J’ai été fort intriguée d’apprendre que les rythmes circadiens de 23.5 heures n’ont pas de mémoire. Après 23.5 heures, l’horloge recommence à zéro. Je suis fascinée par cette relation entre le corps et le cycle de la mémoire qui repart à nouveau jour après jour. »


La musique joue un rôle important dans l’exploration de ce concept. La chorégraphie commence par de simples chants d’oiseaux, qui s’inspirent des rythmes circadiens. Ceux-ci sont par la suite remplacés par des sons ambiants et de la musique sans paroles. La scénographie et le placement des danseurs a été inspiré par le livre d’Eric Kandel, Reductionism in Art and Brain Science: Bridging the Two Cultures. Caroline m’explique « la position des danseurs sur la scène fut inspirée des descriptions de Kandel sur les processus par lesquels notre cerveau perçoit et interprète l’art abstrait»

GROUND et REBO(U)ND représentent de beaux exemples d’exploration artistique inspirée par la science. Le défi de lire et de décoder l’information scientifique dans les publications spécialisées et les livres peut en intimider plus d’un. Pour relever ce défi, Caroline s’est concentrée sur l’information qui la touchait le plus afin de l’utiliser pour inspirer ses danseurs.


Notre discussion s’est tournée sur l’expérience de travail de Caroline avec les scientifiques du projet pilote de Convergence : « J’étais ravie d’apprendre que dans tous les domaines il y a des gens qui s’intéressent à la recherche, à apprendre plus, à s’investir et continuer à explorer. J’étais touchée par le fait que les neuroscientifiques aussi se sentent seuls dans leur recherche, car ils essayent de comprendre des choses qui sont encore inconnues. On assiste au même phénomène en création, i.e. essayer de comprendre quelque chose de nouveau pour ensuite le transmettre au monde. » Selon Caroline, les scientifiques et les artistes partagent la même éthique de travail du fait qu’ils « prennent le temps de comprendre et de décrire des choses qu’on est pas encore capables de nommer […], ils se posent le même genre de questions. »


« Je me rappelle du travail en laboratoire » a dit Caroline en pensant aux neurones qu’elle a observé au microscope lors d’une visite de laboratoire. « Pour moi, observer le cerveau, c’est comme observer l’univers, » a-t-elle ajouté. Le cerveau est un univers que les chercheurs essaient de comprendre avec leurs observations et expériences. « Ils essayent de comprendre comment le cerveau se développe et transforme l’information. [Ceci] est exactement ce qui inspire les artistes : le visuel, les textures, les émotions. »


Mon esprit revient au présent, à ces corps qui tremblent sur les trampolines. Les expressions sur les visages des danseurs, tantôt heureuses, tantôt désespérées, parfois folles ou calmes. Je me demande quel est le message qu’elles veulent me transmettre, quelles sont les idées derrière ces expressions. Mon corps agit de concert avec eux. Je me sens prisonnier, mais je me réjouis de la sensation. Je me demande comment tout ça fonctionne, cette activité dans mes viscères, mes fonctions corporelles. Tout ceci me fait penser à l’art contemporain et comment il communique des émotions au gens. Je crois qu’il n’y a pas tant de différence entre la complexité des sujets abordés par les artistes et les scientifiques. En tant que scientifiques, on a de la difficulté à communiquer les idées et les émotions que la recherche allume chez nous et nous pousse à explorer. Pour les artistes contemporains, je crois que le processus est semblable : essayer de communiquer des idées que les gens perçoivent comme complexes et différentes de l’ordinaire. J’ai voulu savoir ce que Caroline pensait à ce sujet et comment elle exprimait ce type d’idées dans ses œuvres.



Les danseurs dans GROUND à l’Agora de la danse de Montreal. Crédit: Denis Martin.

« Je ne m’attendais pas à ce que les gens viennent voir mon spectacle et s’exclament ‘ah oui, elle parle des rythmes circadiens, c’est évident,’ » a dit Caroline. « Cependant, j’espère que leur expérience aura un effet sur leur système nerveux. Qu’il s’agira d’une expérience nouvelle et inconnue ; qu’ils ressentent un lien avec ces humains sur scène qui les amènent dans ce monde. » « Cette chorégraphie exige beaucoup des danseurs, » a avoué Caroline, « j’espère juste que l’impression sera assez forte, qu’elle change un peu la façon qu’ont les gens de voir le monde, qu’elle allume leur imagination, pour qu’ils soient conscients de ce que ça fait à notre corps, de l’expérience de sentir cette trance sur scène. »


Caroline reste fascinée par les rythmes circadiens aussi parce que ces cycles créent de profonds liens entre les êtres vivants : « Nous somme connectés à ce monde, à la planète, au soleil, à la lumière du jour. On ne partage peut-être pas les mêmes croyances, les mêmes cultures, mais si on ne suit pas le cycle, on perd la voie. […] Une personne au pôle sud suit les rythmes circadiens autant que moi au Canada, elle en a une expérience différente, mais on nait tous avec ça, tout commence même alors qu’on est dans le ventre de notre mère. »


On a brièvement parlé aussi de REBO(U)ND, une projection fantasmagorique sur un mur extérieur montrant des danseurs flottants dans le temps et l’espace. L’idée de ce projet était de ralentir la gravité. Les danseurs ont été filmés pendant qu’ils sautaient sur des trampolines, mais d’un angle à la base du trampoline. Caroline décrit l’effet comme la gravité telle qu’on la perçoit dans un rêve. Les danseurs passent par un cycle étiré dans le temps, créant une différente perspective de l’action de la gravité. Caroline a décidé d’adopter cette perspective en contrepoint au rythme effréné de la vie urbaine : « Prenons le temps de regarder de près ce corps géant, qui flotte sur un mur géant – ça c’est nous. » Elle ajoute : « comme le vidéo joue au ralenti et en noir et blanc, il y a aussi quelque chose qui rappelle le ventre de notre mère avant notre naissance, ou se retrouver dans un espace inconnu. »


Plus de 20 artistes et professionnels ont collaboré avec Caroline pour créer ces deux œuvres, dont Kevin Jugn-Hoo Park, qui a aussi participé au projet pilote de Convergence.




Les mécanismes qui animent le cerveau continuent toujours à inspirer Caroline. Bien que l’art vise souvent à explorer les émotions et les états d’âme, elle aimerait plutôt « aborder les angles qu’on ne voit pas, ou qu’on ne ressent pas. » Ses entretiens avec les gens qui dédient leur vie à la recherche de pointe en neuroscience lui ont permis de nourrir sa fascination pour le cerveau, cet outil si complexe que nous avons. Au sujet de sa participation au projet Convergence, Caroline a dit : « Ceci a eu un impact majeur pour moi, […] avoir ce point d’accès aux chercheurs et les écouter parler de leurs projets. »


De plus, Caroline a remarqué que souvent les artistes ont tendance à collaborer avec d’autres artistes provenant de disciplines rapprochées : danse et musique, danse et théâtre, danse et vidéo, etc. Les collaborations interdisciplinaires plus distinctes, danse et philosophie par exemple, ou danse et neuroscience, sont très rares. En tant que personne naturellement curieuse, Caroline est avide de nouvelles connaissances. Elle garde l’esprit ouvert à toutes formes d’opportunités de tisser des liens avec des gens qui œuvrent dans des domaines différents du sien pour échanger sur leurs expériences. De plus, elle applaudit les universités et organisations qui facilitent ces échanges.


Lorsqu’on lui demande quels sont ses projets futurs, Caroline sourit: « J’ai deux ou trois idées de spectacle, » ajoutant que lorsqu’elle plonge dans un sujet, elle devient de plus en plus passionnée, son imagination l’emporte et tout ce qu’elle a envie de faire et d’en apprendre encore plus. Les nouvelles idées se dessinent dans ce flot d’information et s’unissent avec d’autres idées existantes. Au sujet de ses futurs projets : « J’ai vendu un spectacle qui verra le jour en décembre 2019 en rapport avec la mémoire. Il y aura sûrement une exposition associée avec ça aussi. »


J’ai quitté la première de GROUND avec des nouvelles idées – j’ai acquis de nouvelles connaissances sur un sujet scientifique que je connaissais déjà grâce à ce spectacle de danse contemporaine. J’ai eu alors une nouvelle perspective, une compréhension plus étendue de la raison pourquoi je fais de la recherche fondamentale. De plus, j’apprécie la compagnie de gens qui pensent différemment de moi.



Caroline viendra nous parler le 8 mars prochain dans le cadre d’une présentation Sci-Art Art-Sci de Convergence. Son enthousiasme et son amour de l’apprentissage est contagieux et sincèrement émouvant. Je pense que les collaborations transdisciplinaires, comme celles qu’on facilite dans Convergence, nous offrent un magnifique cadeau. On en sort plus riche, on gagne en perspective et on devient de meilleures personnes.



Rédaction : Nicole Avakyan

Traduction : Nicole Avakyan et Andrée Lessard

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